16.02.2017

Moly-Sabata

par Léa Chauvel-Lévy et Margaux Barthélemy

Vendredi dernier, Léa Chauvel-Lévy et moi partions pour Moly-Sabata. Nous découvrions pour la première fois ce lieu unique, fondé en 1927 par Albert Gleizes. Installée sur les bords du Rhône, Moly-Sabata est la résidence d’artistes la plus ancienne de France. Elle célèbre d’ailleurs cette année ses 90 ans ! L’Histoire nous montre pourtant que depuis, si peu d’artistes ont eu cette même générosité ou même l’envie de créer une résidence à leur tour. À part la Factory de Warhol, il m’est difficile de pouvoir en nommer une autre… Pour revenir sur cette journée chargée en découvertes entre Lyon et Valence, Léa et moi avons joué au jeu du question-réponse, que mes colonnes ont désormais l’habitude d’accueillir.

Margaux Barthélemy – Joël Riff, qui nous a très gentiment accueilli à Moly, nous a fait part du modèle très spécifique de cette résidence. Nous savons désormais, qu’à l’inverse de la Villa Médicis, à Moly-Sabata l’exigence de production est omniprésente chez les artistes, puisqu’elle constitue l’essence même de leur séjour à Moly. En effet, les équipes de la résidence d’artistes Moly-Sabata travaillent en étroite collaboration avec les centres d’art de la région. Les artistes qui sont exposés dans ces structures locales, sont accueillis à Moly pour y produire leurs expositions à venir. Je constate que ce modèle impose un rapport très sain entre les membres de la résidence et les artistes. Léa, toi qui revient justement de la Villa Médicis, quel est ton ressenti là-dessus ? Le modèle des résidences doit-il évoluer ? Quelle est la place de la  productivité au sein des résidences en général ? 

Léa Chauvel-Lévy  – Une résidence, à mon sens est un outil pour les artistes. C’est là qu’ils peuvent créer en dehors de leurs ateliers s’ils en ont un, dans un ailleurs qui casse leur routine de création, qui leur offre un contexte vierge pour que des idées nouvelles infusent leur travail. Alors, oui, ma déception a été assez forte lorsque je suis revenue de la Villa Médicis et que j’ai découvert que l’agenda des pensionnaires ne leur laissait que peu de temps pour la production. Ils sont des émissaires, des ambassadeurs, ils représentent notre pays. Soit. Mais j’adorerais qu’ils le représentent à travers l’art. Je ne sais pas dans quelle mesure le fonctionnement de la Villa a changé, mais Ange Leccia a produit une quantité considérable de films lors de sa résidence romaine. Oui, je suis revenue, frustrée et un peu amère. L’inverse de Moly. À Moly, c’est le faire qui prédomine. Des outils partout, des odeurs fortes qui émanent des ateliers, des bruits qui grouillent car tout le monde est affairé en vue d’une exposition à monter. C’est très émouvant de voir un artiste qui se jette à corps et esprits perdus dans un projet car il a les outils, l’espace et le temps de s’y adonner, en entier, totalement. Une fois que l’on avait eût passé du temps en Ville avec les artistes qui sont venues avec nous visiter le musée de Valence, une phrase m’a saisie « c’est haut les immeubles, je n’en avais plus vus depuis longtemps ». J’avais compris que leur immersion était intense et véritable.

Margaux Barthélemy – Parle-nous Léa justement de ton cas particulier, avec la résidence d’artistes LVMH Métiers d’Art que tu diriges.

Léa Chauvel-Lévy – La résidence pensée par LVMH Métiers d’art est un moyen de faire se rencontrer artisans et artistes contemporains. L’idée est simple : chaque année depuis 2016, un artiste produit pendant 6 mois des pièces dans un lieu de production du groupe LVMH. La première a eu lieu à Romans sur Isère dans les Tanneries Roux (bicentenaires !). Thomas Mailaender  a pu y créer avec les artisans 30 œuvres sur cuir. Depuis un mois, Amandine Guruceaga, la deuxième résidente, s’intéresse aux aberrations chromatiques sur cuir. Elle travaille de conserve avec les artisans de la tannerie Riba, non loin de Barcelone pour trouver des formules chimiques inédites. Son excitation est maximale à l’aube de cette aventure. C’est contagieux… S’il fallait résumer la vocation de notre résidence, il suffirait de revenir à ce que dit Soulages : « Un artisan sait où il va, un artiste pas forcément ». C’est là ce qui m’intéresse, faire dérailler des chaînes de production parfois routinières, ou connues, par le biais des accidents des artistes. Les plus belles découvertes viennent de méconnaissances et d’expérimentations. Les artistes peuvent apporter aux artisans un regard neuf sur leur pratique. J’aime bien que les histoires s’écrivent dans le hasard des rencontres. Tout n’est pas écrit, c’est chose miraculeuse. Lee Miller en se trompant met Man Ray sur la piste des rayogrammes. Concentrée dans l’obscurité du  laboratoire, elle entend passer une souris entre ses jambes au moment de la révélation d’une photographie. Elle allume alors les lumières, ce qui provoque des altérations à la surface de l’image. C’est ce que j’attends des artistes en résidence dans le programme mis en place avec LVMH Métiers d’art. Qu’ils soient ces souris qui altèrent merveilleusement les traditions pour les renouveler. 

Margaux Barthélemy – Nous avons eu la chance pendant cette journée, de rencontrer Aline Morvan  et Chloé Jarry, les deux résidentes actuelles de Moly-Sabata. Peux tu me parler de leur travail et de ce qui a particulièrement retenu ton attention lorsque nous visitions leurs ateliers ? 

Léa Chauvel-Lévy - La première chose, peut-être, émouvante qui a traversé tout de suite mon esprit : la force de la lignée et de l’héritage. Les deux plasticiennes poursuivent en effet avec leur pratique de la céramique un hommage, inconscient ou non, à Anne Dangar qui avait son atelier au cœur de Moly Sabata. A deux pas, littéralement de l’atelier de celui d’Aline et de Chloé. Les gestes ne sont plus les mêmes, les usages ont changé mais l’esprit perdure et résiste au temps. C’est la tradition qui me touche, la façon dont les époques modèlent une pratique et surtout la manière qu’ont les artistes de s’approprier une technique vieille comme le monde. Aline choisit de créer ses propres moules, elle se lance à Moly dans une grande et belle série de bouteilles, de terre, qu’elle pose dans des bacs emplis de vin. Le tanin, la couleur du vin imbibe la terre et la colore jour après jour. Le résultat, au delà de proposer un renversement intéressant où la couleur devient contenant, est saisissant de diversité. Certaines bouteilles deviennent bleutées, d’autres rosées.
Chloé, elle, revient à une dimension plus rustique avec cette volonté de modeler cette chose par définition non noble qu’est la terre. En mélangeant deux types de terres, elle produit un effet marbré, hautement désirable. La vue de son atelier sur le Rhône a aussi influencé sa création si l’on regarde le grand anneau d’amarrage accroché au mur. Elle émaillera certaines de ses pièces, plus tard, pour les parer, mais pas pour les anoblir car je crois que Chloé a une sensibilité pour l’aspect brut des choses. Je peux me tromper. En tout cas, ces deux pratiques de la céramique contemporaine montrent qu’il est loin le moment où cette dernière n’était associée qu’aux arts décoratifs. 

Margaux Barthélemy – Nous avons également fait un passage dans l’atelier historique de la céramiste Anne Dangar, qui a séjourné de nombreuses années à Moly, de 1931 jusqu’à sa mort en 1951. Aujourd’hui le Musée de Valence lui consacre une très belle exposition, que nous avons visitée. On y apprend donc qu’Albert Gleizes a accueilli la céramiste chez lui. D’après toi, Albert Gleizes a pécho Anne Dangar ? 

Léa Chauvel-Lévy - Je ris ! Tout était si studieux jusqu’ici et voici que tu me ramènes à mes années de Collège. Alors si tu veux qu’on joue à Action Vérité ou Bonus, je choisis Vérité. Et la vérité c’est que Anne aimait les femmes. Enfin je crois. Et Albert Gleizes était marié ! Un humaniste qui invitait des femmes à créer dans un atelier, cela existait donc bel et bien. Qu’il devait faire froid en hiver dans cet atelier… Alors, oui, peut-être que les bras de ce grand théoricien du cubisme ont apporté de la chaleur à Anne lorsque celle-ci, épuisée après la cuisson de ses terres, ne trouvait pas de chaleur dans son atelier. En parlant de chaleur, si tu pouvais chaleureusement répondre à la question suivante, je serais ravie d’en lire ta réponse ! 

Léa Chauvel-Lévy – Margaux, je t’ai vu t’extasier devant les tapis d’Albert Gleizes. Es-tu pour la pratique des multiples ? Les tapis, comme œuvres d’art, cela te parle ?

Margaux Barthélemy – Il faut dire que j’aime énormément le travail d’Albert Gleizes. C’était d’autant plus important de découvrir ce lieu qu’il a choisi. Quant à la tapisserie, oui ca me parle beaucoup même. Je suis également très sensible aux tapisseries de Jean Lurçat par exemple. Et d’ailleurs il ne faut pas croire que les pratiques de tissages  se contentent de valoriser les motifs cubistes. 
Une nouvelle génération d’artistes s’intéressent à des pratiques liées à la tapisserie contemporaine. On note un véritable regain d’intérêt depuis quelques années pour la tapisserie, comme pour la céramique d’ailleurs, qui envahissent le paysage des foires d’art contemporain. J’aime la notion d’artisanat qui se dégage de cette pratique.  Le rapport entre artiste et artisan justement.
Concernant le sujet plus général du multiple, je suis parfaitement pour ! Il s’agit d’un marché parallèle, qui permet à des gens comme toi et moi de débuter une collection avec des budgets raisonnables. Là aussi, je suis avec beaucoup d’attention l’évolution du métier d’éditeur qui se renouvelle merveilleusement. Je pense notamment au Studio Voltaire en Angleterre qui édite des artistes géniaux comme Sol Calero ou Celia Hempton, ou encore à Tchikebe à Marseille… Un métier plein d’avenir ! 

Léa Chauvel-Lévy – Partout à Moly, les artistes passés en résidence laissent des traces. Des œuvres dans le jardin, sous les portes, sur le balcon… Est-ce que tu peux nous raconter un peu ce jeu de piste, ces indices du passage des artistes qui ont peuplé Moly ? 

Margaux Barthélemy – La magie de Moly réside effectivement dans ces traces, ces fragments, laissés volontairement par les artistes aux quatre coins de cette maison. Les sculptures-totem de Celine Vaché-Oliviera nous saluent dès notre arrivée dans le domaine. Le cale-porte imaginé par Emilie Perotto, nous offre une vue imprenable sur le Rhône depuis le jardin. À l’étage, sur le balcon-véritable solarium, on reconnait la patte colorée de Jean-Baptiste Bernadet qui orne les balustrades en fer forgé. Un rêve ! J’aime cette idée de l’actualisation permanente du patrimoine de Moly-Sabata.  Une raison de plus pour revenir cet automne, ne serait-ce que pour reprendre cette chasse aux trésors !